Il est 21 heures à Bahreïn ce samedi soir. Les deux Audi R18 sont en tête après 5 heures de course. Le team semble être en mesure de finir sur la plus belle note qui soit. J’arrive devant le stand de l’équipe Audi Sport. En venant ici à Bahreïn, ce qui n’était pas initialement prévu, je me suis fait cette promesse : vivre ces 3600 dernières secondes au plus près d’une équipe qui nous accompagne depuis 18 ans. Un tel adieu n’est pas chose courante alors je veux profiter de ces personnes une dernière fois. De ceux avec qui j’ai eu la chance de discuter un grand nombre de fois comme de ceux que je ne connais pas du tout mais qui ont tout autant porté l’aventure Audi Sport. Pendant cette dernière heure, je me suis laissé totalement absorbé par l’émotion ambiante. J’ai totalement oublié que quelques mètres plus loin, trois pilotes Porsche étaient en train d’aller chercher leur titre de champion du Monde ou qu’un ex-pilote de F1 allait en terminer avec sa carrière. J’ai vécu Audi pendant une heure. C’était une nécessité…
Je commence par remarquer cette banderole apposée dans le stand, offerte par Toyota. « We’ve enjoyed the competition. THANK YOU ! » Les deux TS050 arboraient déjà un sticker depuis le début de la semaine : « So long AUDI. We will compete again, someday, somewhere. » Le départ de la marque allemande ne touche pas que les fans. Et ça fait du bien de le savoir même si la gorge se noue déjà un peu…
Il est 21H10. L’ultime ravitaillement de la voiture de tête approche. Les mécanos de la n°8 se préparent et se motivent comme je ne les ai jamais vus le faire. Ils se prennent dans les bras, on sent que quelque chose de spécial va se passer. Le Dr Ullrich s’est placé à la vigie. Il surveille tout jusqu’au bout, en vrai chef, mais avec l’œil bienveillant du père de famille. La 8 s’immobilise et le ballet se met en route. Loïc Duval descend, Lucas di Grassi, le relaie. Dès le ravitaillement en gazole terminé, les préposés aux remplacements des pneumatiques virevoltent. Pas d’anicroche, ça va très vite. Les 4 roues sont changées, le responsable de la voiture relâche son pilote, Lucas a déjà rejoint la piste… Les embrassades fusent dans tous les sens, les hommes tombent dans les bras les uns des autres. Ralf Jüttner félicite tous ses gars avec une vraie sincérité. De l’autre côté de la piste, le Dr Ullrich applaudit ses hommes mais les rejoint très vite pour les remercier tous, un par un. La joie est réelle et intense. Mais l’émotion n’est pas loin…
21H18, la n°7 revient à son tour au box. La danse reprend de plus belle. Et Fässler peut reprendre la piste très vite. Si tout va bien, le doublé est désormais assuré, les applaudissements fusent. La même scène se reproduit alors. Embrassades, claques dans le dos, joie intense. Mais l’émotion n’est pas loin. Au coin de l’œil de solide gaillard notamment. L’un des vieux grognards de l’équipe le réconforte, naturellement. Même si l’on sent que lui non plus n’en mène pas large.
Les stands des équipes d’usine LMP1 sont interdits aux photographes de longue date. On a pris l’habitude depuis des années, de rester gentiment derrière la ligne rouge qui matérialise l’entrée du stand. Mais pour cette dernière, je sens que l’étreinte se relâche. Je me risque alors à pénétrer dans cet espace protégé pour obtenir des angles auxquels je n’avais pas accès jusqu’alors. Aucun mouvement ne me fait comprendre que je ne suis pas à ma place, que je n’ai pas à violer ce moment qui leur appartient. Alors je m’approche de Benoît et André qui regardent fixement leur écran de contrôle, figés tous deux dans la même position. L’œil est-il encore concentré sur la course ? Ou est-il dans le vague ? Tentant d’oublier que pour eux deux, l’aventure R18 est d’ores et déjà terminée ? Loïc, encore rougi par l’effort et Oliver de leur côté, débriefent le dernier relais pour la dernière fois. Réalisent-ils vraiment que c’était leur dernier ? Quelques minutes plus tard, Benoît glisse une blague dans l’oreille d’André. Qui explose de rire. L’émotion n’est pas encore là, elle reste enfouie.
J’observe alors tous ces mécanos. La concentration est encore présente chez certains d’entre eux. Chez d’autres, on sent que les pensées sont ailleurs. Comme il a du être difficile pour eux de préparer cette course avec le cœur serré de savoir qu’il n’y aurait plus de lendemain. Comme il a du être difficile de rester concentré sur l’ultime objectif… Je les photographie à leur tour. Ils le méritent.
21H28. André Lotterer se glisse de l’arrière du stand de la 7 à l’arrière du stand de la 8. Il s’approche de Wolfgang Ullrich. Il lui glisse deux mots à l’oreille et lui offre son casque sans tambour ni trompette, sans se mettre au premier plan. Le geste en dit aussi long que la longue accolade qui suit entre les deux hommes. L’émotion n’est vraiment pas loin mais le Dr la contient à grand peine et savoure le présent de son pilote. Présent qu’il place immédiatement sur sa tête sous les yeux de Lindey Owen Jones et Pierre Fillon venus eux aussi, partager ces ultimes instants…
21H34 : Oliver Jarvis et Loïc Duval, deux galants hommes, ont laissé leurs chaises à leurs compagnes respectives. Ils s’assoient au sol juste devant elles. Oliver sent une main qui se pose sur son cou. Il ne réagit pas, persuadé que c’est la main de sa compagne qui le masse. Mais tout le monde est mort de rire autour. C’est bien une main masculine qui lui prodigue de bons soins ! Le casque audio sur les oreilles, Oliver n’entend pas les rires, il se laisse faire. Lorsqu’il réalise enfin ce qu’il se passe réellement, Oliver sourit à son tour ! Et le fou rire reprend. Comme un exutoire, probablement…
21H44 : Ralf Jüttner discute avec ses pilotes, l’un après l’autre. La teneur du dialogue ? Aucune idée mais la complicité est réelle. Autant qu’avec ses mécanos… comme le prouve la suite. Soudainement, deux d’entre eux débarquent avec un tee-shirt couvert de signatures, que toute l’équipe a signé visiblement, les pilotes également. Ils le remettent à l’un des techniciens de l’équipe, Basti, ému évidemment. Et Ralf Jüttner l’étreint. Puis Loïc et Oliver… Puis toute l’équipe. J’ignore tout de cette cérémonie mais la scène touche.
Dans un coin du stand, Reinhold Joest observe tout cela, songeur. Est-il encore dans cette course en cet instant précis ? Ou est-il déjà dans les futurs plans de son équipe ? Des rumeurs parlent des USA mais il reste 10 minutes de course à Bahreïn…
21H51 : je vois encore de l’agitation tout au fond du stand. Je comprends soudainement. Des tee-shirts spécifiques à cette dernière course sont distribués à tous. Le Dr Ullrich revêt le sien au-dessus de sa combinaison. Il fait pourtant encore bien chaud en cette belle soirée ! Tout le monde arbore son tee-shirt, tout le monde se lève. On pose pour la photo. Allan McNish refuse d’être placé au premier plan. « It’s yours » dit-il à Loïc. Mais celui-ci ne l’entend pas de cette oreille. Et l’écossais se plie à cette volonté. La fin est plus proche que jamais.
21H55 : L’émotion est intense. Oliver laisse glisser quelques larmes. Il s’agite un peu dans tous les sens pour qu’on ne le perçoive pas. Comme s’il y avait la moindre honte à ça. Alors que c’est tellement humain. Loïc laisse perler une larme également. Il ne bouge pas pour autant. C’est tellement humain. Mes photos sont parfois ratées. Mais vous croyez que c’est facile de shooter avec l’œil humide, vous ?
21H59 : Le dernier tour vient de débuter, tout le monde se précipite vers le muret des stands. L’émotion monte de plusieurs crans, les larmes coulent franchement chez beaucoup d’entre eux, cette fois-ci. Tout le monde est accroché aux grillages, souhaitant cet ultime victoire, cet ultime doublé. Tout le monde sauf Tom. Tom Kristensen reste en retrait. Il sort son portable et filme. Je photographie cette scène, il s’en aperçoit. Il se retourne vers moi et sourit. Un sourire comme je lui en ai rarement vu. Un sourire plein de sérénité et de fierté, celle d’avoir fait partie de cette famille. Il souhaite figer ce moment une fois pour toutes. Pour lui-même sans doute, mais aussi et surtout pour eux tous…
22H et quelques : La 8 franchit la ligne, je n’en vois rien. Les tee-shirts noirs et les drapeaux rouges me barrent la vue mais ce n’est pas bien grave. Je contemple ces gars et ces femmes qui, une fois la 7 passée, redescendent de leur perchoir. Les effusions commencent. L’émotion est gigantesque. Les épaules de beaucoup sont secouées de sursauts mais il y a aussi énormément de sourires, de sourires malgré tout. Benoît tombe dans les bras du bon Dr, André dans celles de ses ingénieurs et mécanos. Tout cela est touchant et je croyais avoir vécu le pic.
Mais je me suis retourné et j’ai alors aperçu l’équipe Toyota au complet, alignée en formation, prête à saluer les copains du clan d’en face. Puis je m’aperçois qu’il n’y a pas que Toyota. En fait, toutes les équipes sont alignées. Merde, c’est beau ! Loïc et Oliver, vainqueurs de cette course se doivent de rejoindre Lucas au pied du podium, ils sont donc les premiers à passer devant cette haie d’honneur. Touchés. Ralf Jüttner est rayonnant en passant à son tour. Benoit Tréluyer arrive alors. Il tient encore le choc. Mais David Floury lui tend la main chaleureusement et il fond en larmes…
Reste le Dr Ullrich. Qui arrive à son tour. Il est entouré de cameramen et de photographes, impossible de trouver un angle. Il marche vite, voulant certainement ne point trop montrer ses sentiments, lui non plus. Je dois donc courir pour essayer de le photographier depuis un autre endroit. Devant les hommes d’Alpine, c’est le moment. Il arrive, je marche à reculons pour le garder dans le cadre, je déclenche. Il a une petite goutte d’eau au coin de l’œil…
J’arrête là. Mon avion de retour ne m’attendra pas. Je n’irai pas sous le podium. J’ai eu ma part d’émotions de toute façon. De celles qui marquent durablement… L’époque Audi est terminée.
Cela vous semblera peut-être étrange, mais oui, les hommes d’Audi Sport ont eu une chance ce week-end à Bahreïn. Une chance que d’autres n’ont pas eu… La chance de sortir proprement du championnat, celle de voir se manifester le respect et l’amitié de leurs concurrents. La chance de partager leur ferveur. Et cela a du être très précieux pour mettre du baume au cœur avant de rentrer en Allemagne. Et de clore définitivement cette page de l’histoire… Quant à nous, nous attendons la prochaine. Impatiemment.